RUSSIE : COMMENT GÉRER UNE ENTREPRISE DANS UN PAYS SOUS SANCTIONS ?

Russie
23 Mai 2022

Les tensions apparues en février 2022 génèrent un climat d’incertitude pour les entreprises étrangères en Russie. Ces dernières sont amenées à prendre des décisions business impactantes, parfois lourdes de conséquences.

Le 17 mai, soit quelque deux mois après le début du conflit russo-ukrainien, Aymeric Bas, associé Valtus, a accueilli Antoine Mendelovici et Pascal Hyafil, dirigeants et spécialistes de la Russie, à l’occasion d’un webinaire sur un thème d’actualité sensible : « Russie : comment gérer une entreprise dans un pays sous sanctions ?« .

Les échanges ont porté sur l’adaptation des entreprises étrangères dans un nouveau contexte, les enjeux et perspectives auxquels elles font face, ainsi que l’avenir des investissements en Russie et du marché russe. À l’occasion de ce webinaire, Antoine Mendelovici et Pascal Hyafil se sont prêtés au jeu de questions – réponses sans tabou ni langue de bois.

Comment les entreprises étrangères s’adaptent-elles au contexte actuel en Russie ?

Interrogés par Aymeric Bas sur la manière dont les entreprises étrangères présentes en Russie s’adaptent au contexte de l’actualité, les deux invités ont présenté leur point de vue. Le citoyen russe et français, Antoine Mendelovici, est actionnaire de plusieurs sociétés dans l’agro-industrie ; Pascal Hyafil, quant à lui, est General Manager Russian crisis. Tous deux partagent une vaste expérience de la Russie, pour y avoir vécu et travaillé pendant de nombreuses années.

Sur le plan pratique, les entrées et sorties de la Russie sont plus difficiles qu’avant. Vingt heures sont aujourd’hui nécessaires pour se rendre à Moscou, contre quatre il y a quelques mois seulement. La valise diplomatique a disparu, le pays est touché par l’inflation… Mais pour la plupart des habitants, la vie est presque normale. Aussi surprenant que cela puisse paraître, le climat est surréaliste. « On parle de tout sauf de conflit », dit Antoine Mendelovici. « Les régions souffrent de ce qui les soucie le plus, à savoir leur pouvoir d’achat. Mais les Russes sont résilients et patientent. La situation change de jour en jour ».

Les réactions des entreprises et des salariés en Russie, au lendemain du 24 février 2022

Présents en Russie au moment du déclenchement des événements, Antoine Mendelovici et Pascal Hyafil relatent leurs souvenirs dont le point commun se résume en un seul mot : la surprise. La veille est une date très particulière en Russie, le 23 février étant le jour du défenseur de la Patrie, et le conflit semblait inévitable.

Antoine Mendelovici, citoyen et amoureux de la Russie, souligne l’élan de certaines caractéristiques propres au peuple russe. Une nation dans laquelle le groupe (le « nous ») est plus important que l’individu (le « je »). Un peuple mû par son attachement au présent, plus important que le passé. « Un monde imparfait, illogique et imprévisible, engagé dans un élan de solidarité impressionnant », affirme Antoine.

Pour les entreprises dont ils font partie, les événements en Russie ont d’abord été marqués par la sidération. « Nous nous sommes concentrés sur les choses les plus importantes, indique Pascal Hyafil. Il fallait avoir les marchandises et être payés. Il fallait que les flux logistiques fonctionnent ». Pour Antoine Mendelovici, le gel des financements, les banques sous sanctions ont généré un climat anxiogène. L’incertitude a duré une dizaine de jours, au rythme de l’effondrement du rouble et de l’augmentation du prix des matières premières. Si les hommes d’affaires ont craint, au début du conflit, une explosion des coûts, les choses sont rapidement rentrées dans l’ordre.

Interrogés sur les premières décisions qu’ils ont prises alors que le conflit semblait s’installer sur la durée, les deux invités de Valtus, leader européen du management de transition, répondent. Pour Pascal Hyafil, il s’agissait de garder un œil vigilant sur l’état des stocks, sur la possibilité d’augmenter les prix pour s’assurer une continuité dans les revenus et les opérations., l’entreprise de Pascal Hyafil, a mis en place une cellule psychologique et pris des mesures visant à rassurer les équipes locales. Lorsque les sanctions américaines sont apparues, les salariés ont montré de l’étonnement, puis de la sidération. Aujourd’hui, deux mois après le déclenchement du conflit, les équipes redeviennent russes à 100% et beaucoup se réunissent autour de leur leader.

La stupéfaction des équipes est un constat qu’Antoine Mendelovici partage également. « Beaucoup d’entreprises russes ont rapatrié des salariés qui travaillaient à proximité de la frontière ukrainienne. On a senti beaucoup de compassion des Russes vis-à-vis des Ukrainiens ». Dans le domaine cher à Antoine, l’agro-industrie, il faut savoir que beaucoup de salariés ukrainiens ont été formés en Europe et sont, par conséquent, anglophones et russophones, formant « une courroie de transmission entre un management occidental et les opérations en Russie » indique-t-il.

La perception du conflit par les salariés des entreprises et les habitants de la Russie

À la question « Comment les salariés vivent-ils cet état de guerre ? », Pascal Hyafil et Antoine Mendelovici s’accordent à dire que les femmes et les hommes sont fiers de leurs entreprises. Il n’y a pas de Western-bashing et la situation ne change rien au niveau du peuple au quotidien. On ne remarque pas non plus de réaction xénophobe envers les Occidentaux, bien au contraire. « Il vaut mieux être Français en Russie que Russe en France », souligne Antoine.

Quant aux gouvernements locaux, la suspicion du départ a fait place à une forme de reconnaissance par rapport aux entreprises qui ont choisi de rester en Russie. Dans les organisations, la loyauté à la marque est très forte. Ainsi, la plupart d’entre elles ont choisi d’être apolitiques et de continuer à travailler comme avant.

Du côté de l’enseignement, les écoles étrangères ayant perdu des effectifs au niveau des élèves comme des enseignants, certaines prennent les décisions qui s’imposent, par le biais de l’enseignement à distance ou la suppression de certains niveaux, par exemple.

La jeunesse russe, quant à elle, considérée comme high level et high tech, se voit polarisée avec, d’un côté, les communautés qui s’installent en Géorgie, à Dubaï ou encore en Serbie (on estime entre 3 et 5 millions le nombre de jeunes qui ont quitté le pays) ; de l’autre, ceux qui souffrent du russian bashing et se rassemblent derrière leur leader.

Les décisions des entreprises étrangères en Russie

Certaines organisations étrangères sont restées en place, tandis que d’autres ont décidé d’arrêter leurs opérations. Interrogé sur les motivations des entreprises par rapport au choix de rester ou de se retirer du pays, Pascal Hyafil indique que beaucoup d’entre elles ont souhaité protéger leur réputation avant tout. Cela est le cas des entreprises de luxe, mais également de banques et de sociétés internationales qui sont allées jusqu’à vendre leur actif en Russie.

La question réputationnelle a été intensifiée par la pression sur les réseaux sociaux. Des entreprises comme Leroy Merlin et Renault se sont trouvées nez à nez devant un appel au boycott et n’ont tout simplement pas pu continuer à opérer en Russie. En parallèle des choix qu’elles ont été amenées à faire, les entreprises font face devant des difficultés supplémentaires en raison des sanctions européennes et américaines et des contre-sanctions russes accompagnées du risque d’emprisonnement de leurs dirigeants.

Évoquant le retrait de Siemens de la Russie, les deux invités indiquent que cette décision est « un boulevard ouvert aux Chinois ». Les Russes ayant besoin d’un partenaire technologique, les anciens schémas vont devoir être réinventés. Certains produits n’étant plus importés, les Russes autorisent les importations parallèles par d’autres canaux. « On ne sait pas de quoi demain sera fait ; peut-être utiliseront-ils des produits similaires plutôt que des produits originaux, et l’on peut se poser la question de la qualité du résultat final ».

Certaines entreprises restées sur place en Russie, notamment des PME, ont choisi d’agir ainsi en raison de l’importance que représente le marché russe pour elles. D’autres sociétés, quant à elles, ont investi des unités de production en Russie. Antoine Mendelovici rappelle que la France est le premier employeur étranger en Russie, avec 160 000 salariés. Ayant investi plus que les autres, même si ses parts de marché ne sont pas aussi importantes que l’Allemagne dans certains secteurs, c’est donc la France qui est le plus à risque. « Arrêter rapidement un flux commercial est possible ; abandonner une unité de production est beaucoup plus complexe » affirme l’invité d’Aymeric Bas.

Devant la nécessité de prendre une décision, les entreprises ont fait preuve d’une grande créativité. Si certaines ont arrêté leurs opérations en Russie et que d’autres les ont suspendues, d’autres encore ont mis leur société en gérance lorsque cela était en accord avec le gouvernement local. Du côté du secteur du conseil, on observe que des entreprises se séparent de leur réseau, devenant indépendantes, sans lien direct avec la maison mère. « Le management russe s’isole du reste du monde », observent les invités de Valtus.

À quoi correspond la notion de suspension en Russie ?

Si l’on s’intéresse à l’économie russe, et notamment à la notion de suspension, Antoine Mendelovici répond que les choses ne sont pas aussi simples. « On ne fait pas toujours ce que l’on dit ; il y a des différences de nature (suspension temporaire ? Suspension définitive ?), des différences de degrés (Arrêter tout ? Arrêter une partie des opérations ?)… Toutes les variantes sont possibles et les choses changent de jour en jour.»

Pour certaines enseignes, il est difficile de savoir exactement ce que le retrait signifie, à l’instar de Mc Donald’s, accusé d’hypocrisie. Pour d’autres, il faut faire la différence entre la marque et le franchisé. Par exemple, le franchisé de Starbucks en Russie est koweïtien alors que celui de Burger King est russe et refuse d’appliquer les consignes de la maison mère.

En Russie, la créativité des dirigeants par rapport aux solutions à mettre en place implique qu’il est difficile d’anticiper sur les événements à venir pour le moment.

Le secteur agricole, quant à lui, est plus stratégique. « On parle d’arme alimentaire », indique Antoine Mendelovici. Depuis 20 ans, dans le domaine de l’agriculture, les investissements russes sont colossaux et les progrès sont spectaculaires. Aujourd’hui, la Russie pèse 20% dans l’exportation de céréales à travers le monde (30% avec l’Ukraine). L’an prochain, en parallèle des problèmes de semences, de logistique et de transport, la situation risque de s’aggraver. À l’heure actuelle, le prix du blé est comparable aux cours atteints durant les événements du printemps arabe de 2011. Les seules terres supplémentaires pouvant permettre la culture du blé dans le monde actuel sont en Russie et en Sibérie. Ce phénomène explique pourquoi certains pays, notamment les plus gros importateurs de blé, choisissent la neutralité dans le conflit russo-ukrainien.

Quelles sont les perspectives d’avenir pour les organisations étrangères ?

Pour Pascal Hyafil, il y a eu, avant le conflit, une très forte croissance dans de nombreux secteurs, comme le luxe et la santé par exemple. Les questions que se posent aujourd’hui les entreprises sont : quelles sont les contraintes auxquelles il faut faire face ? Quel est le risque réputationnel ? La pression est importante et des lois sont en préparation pour punir les entreprises étrangères en Russie, incitant beaucoup de sociétés à vouloir s’écarter du marché russe.

L’énorme risque réputationnel, quant à lui, n’émane pas seulement de la part de l’Ukraine, mais également d’autres pays, ajoutant à la pression des sociétés de se retirer pour ne pas enrichir la Russie par le paiement de l’impôt.

Invités à s’exprimer sur le rôle de l’administration locale à l’égard des entreprises étrangères en Russie, Pascal Hyafil et Antoine Mendelovici observent de bonnes relations entre les gouvernements locaux et les entreprises qui restent sur place. En revanche, les contrôles augmentent dans celles qui choisissent de se retirer, afin de s’assurer que tout se passe comme prévu, notamment au niveau du traitement des salariés.

La question « faut-il investir en Russie ? » se pose. De la même manière que certains pays se spécialisent dans des États en difficulté, il y a, pour les organisations qui parviennent à obtenir des financements de pays tiers, la possibilité de récupérer des actifs laissés sur place par des organisations qui se retirent. En outre, la Russie ayant des besoins et des lacunes en matière de qualification de la main-d’œuvre dans l’industrie, il existe des opportunités en nombre dans ce secteur.

À Moscou, les changements économiques sont observables. S’il y a peu de pénuries, il ne fait aucun doute que les difficultés vont commencer à se faire sentir prochainement. Dans les grandes villes, certains centres commerciaux sont fermés à 50%. À l’extérieur des centres, en province, la sensation n’est pas du tout la même. « C’est business as usual » indique Antoine Mendelovici, qui ajoute : « Après l’émotion du début, il y a un certain retour à la normale ». Le rouble est d’abord revenu au niveau qu’il connaissait avant le conflit, avant de remonter ces derniers jours à son niveau de 2017.

« Certes il y a des effets négatifs comme des coûts de financements plus chers, l’inflation, les problèmes logistiques, les prix des matières premières… qui rendent les choses plus dures, plus chères et plus pénibles, mais ce n’est pas mortel ! Mais il y a aussi beaucoup d’effets positifs, puisque les étrangers sont partis et que les importations cessent, les entreprises locales ont des carnets de commandes bien garnis ».

Du côté des banques, celles qui ne sont pas sous la sanction peuvent encore proposer des roubles. Le retour du cash est important et la façon de travailler avec les cartes bancaires (Visa et Mastercard) est totalement transformée.

Le rôle de la Chine et des autres pays en Russie

La situation actuelle en Russie implique que le pays se détourne de l’occident, pour se tourner vers la Chine et l’Inde. Des investissements chinois sont à prévoir, mais la technologie chinoise n’est pas aussi avancée que peuvent l’être certaines technologies européennes. « Le changement va prendre du temps avant de se mettre en place », indiquent les invités de Valtus.

Les Indiens, quant à eux, sont accueillis à bras ouverts par les Russes, même si leur présence est encore peu marquée sur le plan économique pour l’instant.

Dans ce contexte, la Turquie fait office d’outsider intéressant. Le pays a en effet une carte à jouer entre l’occident et la Russie. Quant aux autres États, il est à noter que le nombre de Vietnamiens en Russie est important et que le pays s’apprête à nouer des liens avec Dubaï, qui devient la plaque tournante du business russe.

Un retour à la normale ?

Selon Antoine Mendelovici et Pascal Hyafil « Il y aura un ‘nouveau normal », avec beaucoup moins de sociétés occidentales, une Russie ‘isolée de l’Occident’, mais certainement pas de retour à la vie d’avant. Quoi qu’il en soit, il est impossible aujourd’hui de faire des prévisions quant à ce que l’avenir réserve ».

Pour y avoir vécu pendant de nombreuses années, Pascal et Antoine espèrent de tout cœur que les relations avec la Russie s’apaiseront car, « malgré tout ce qui se passe, c’est un pays formidable ».

 

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