L’Europe face aux défis de l’industrie de l’armement : du constat aux actions

industrie de l'armement
26 Mai 2025

 

Alors que les tensions géopolitiques s’intensifient aux frontières de l’Union européenne, l’industrie de l’armement connaît un regain stratégique sans précédent. Le conflit en Ukraine, les attaques contre la navigation en mer Rouge, la guerre à Gaza et les menaces hybrides croissantes aux portes de l’Europe imposent un changement d’échelle : la défense redevient une priorité politique, industrielle et budgétaire. Cette instabilité géopolitique a un impact direct sur les chaînes d’approvisionnement et la compétitivité des entreprises exportatrices européennes, souvent contraintes d’adapter leurs stratégies en temps réel (Valtus, 2025).

Face à cette nouvelle donne, les États membres multiplient les investissements militaires, tandis que la Commission européenne s’efforce de structurer une réponse coordonnée à l’échelle du continent. L’enjeu est double : retrouver une capacité de dissuasion crédible, tout en garantissant l’autonomie stratégique de l’Europe. Cette mutation passe inévitablement par la montée en puissance d’une industrie de l’armement plus intégrée, plus performante, capable de répondre aux exigences d’un contexte sécuritaire profondément transformé.

 

Une industrie de l’armement sous tension, en quête de renouveau

L’Union européenne dispose d’un socle industriel de défense puissant, mais historiquement fragmenté. Plusieurs entreprises européennes figurent parmi les 100 plus grands acteurs mondiaux du secteur, à l’instar d’Airbus, Leonardo, Thales, Rheinmetall ou Rolls Royce.

Selon les données du SIPRI, ces entreprises ont généré près de 600 milliards d’euros de bénéfices cumulés en 2023, enregistrant une hausse globale de 4,2 %. En Europe, cette hausse reste plus modeste (+0,2 %), bien que la demande soit en forte croissance, notamment en Allemagne, en Italie, au Royaume-Uni et dans les pays nordiques.

Le cas de Rheinmetall est particulièrement emblématique : le groupe allemand, fabricant de munitions de 155 mm et fournisseur de chars Leopard à l’Ukraine, a vu ses bénéfices grimper de 10 %. En parallèle, des pays comme la Suède, la Finlande, la Pologne ou la République tchèque multiplient les commandes, renforçant ainsi les chaînes de production et de sous-traitance à l’échelle régionale.

Mais cette dynamique reste entravée par des obstacles structurels. L’industrie de l’armement européenne souffre encore d’un sous-investissement chronique, d’un manque de coordination entre États membres et d’une forte dépendance à des fournisseurs non européens pour certaines technologies ou matières premières critiques.

 

Le plan « ReArm Europe » : vers une relance industrielle commune

Face à ce constat, la Commission européenne a présenté en mars 2025 un Livre blanc pour une défense européenne – Préparation à l’horizon 2030, accompagné d’un plan d’action ambitieux : ReArm Europe. L’objectif est clair : mobiliser massivement les financements publics et privés pour renforcer les capacités militaires du continent, combler les lacunes identifiées, et structurer une base industrielle de défense compétitive à l’échelle de l’UE.

Ce plan s’appuie notamment sur un nouvel instrument financier baptisé SAFE (Security and Action for Europe), qui permettra de mobiliser jusqu’à 150 milliards d’euros sous forme de prêts à long terme. Parallèlement, les États membres sont encouragés à activer une clause dérogatoire du Pacte de stabilité, leur permettant de porter l’effort de défense à hauteur de 1,5 % du PIB supplémentaire sur quatre ans.

L’ambition est également technologique. Le Livre blanc insiste sur le besoin d’investir dans des secteurs critiques : intelligence artificielle, technologies quantiques, cybersécurité, défense spatiale. Sept domaines jugés prioritaires ont été identifiés, parmi lesquels la défense anti-aérienne et antimissile, l’artillerie longue portée, les drones, la mobilité militaire, ou encore la protection des infrastructures critiques.

 

Répondre à l’urgence : produire plus, plus vite, ensemble

Relancer l’industrie de l’armement ne se résume bien évidemment pas à l’allocation de crédits. Il s’agit avant tout d’un levier pour restaurer une véritable souveraineté militaire européenne. L’un des défis majeurs est de pouvoir répondre, à court terme, à une explosion de la demande, notamment pour soutenir l’Ukraine. Depuis 2022, l’UE et ses États membres ont déjà engagé plus de 50 milliards d’euros en aide militaire. La livraison de deux millions d’obus par an, le renforcement des capacités anti-aériennes et la fourniture de drones figurent parmi les priorités immédiates. Mais au-delà de cette urgence, l’objectif est bien de renforcer durablement les capacités de production, de réduire les dépendances critiques et d’assurer la résilience des armées européennes face à des conflits de haute intensité.

Or, les capacités de production ne suivent pas toujours. De nombreuses entreprises sont confrontées à des goulets d’étranglement logistiques, à une pénurie de composants critiques ou à des difficultés de recrutement. Le plan ReArm Europe prévoit donc un « ramp-up » industriel massif, soit une montée en cadence, en incitant les États membres à mutualiser leurs commandes, à contractualiser sur le long terme, et à développer des réserves stratégiques de munitions, missiles et composants. En France, cette accélération passe aussi par un soutien financier renforcé à la filière. Le gouvernement a annoncé en mars 2025 une enveloppe supplémentaire de 1,7 milliard d’euros à destination des entreprises de la défense, combinant un nouveau fonds géré par Bpifrance (objectif de 450 millions d’euros) et des abondements via d’autres dispositifs publics, dont le fonds Innovation défense. Plusieurs initiatives de réorganisation interne sont aussi menées dans les entreprises du secteur, notamment dans l’électronique de défense, comme en témoigne ce retour d’expérience d’un manager de transition sur la relation fournisseurs chez un équipementier stratégique (Valtus, 2025).

En France, des groupes comme Thales, MBDA ou Safran jouent un rôle central dans les chaînes d’approvisionnement européennes. L’Italie mise sur Leonardo pour renforcer ses capacités nationales tout en s’intégrant dans des programmes communs. L’Allemagne, avec Rheinmetall, a engagé une hausse rapide de ses commandes. La Suède, la Finlande et le Danemark, tous membres récents ou historiques de l’OTAN, réévaluent également leurs plans d’équipement.

 

Une montée en puissance à orchestrer collectivement

La stratégie européenne repose aussi sur une transformation profonde des pratiques d’acquisition, de coopération et d’innovation. Le Livre blanc de la Commission européenne souligne la nécessité de passer d’une logique strictement nationale à une logique industrielle intégrée, autour de projets collaboratifs. Les initiatives comme PESCO, l’Agence européenne de défense ou le Fonds européen de défense sont appelées à jouer un rôle renforcé.

Cette coordination vise à éviter les doublons, à réduire les délais de livraison et à garantir l’interopérabilité des systèmes. La Commission ambitionne également de créer un véritable marché intérieur européen de l’armement, fondé sur des règles simplifiées, une reconnaissance mutuelle des certifications, et une préférence européenne pour les achats publics.

En parallèle, les efforts portent sur le renforcement des infrastructures critiques : corridors logistiques militaires, plateformes portuaires et aéroportuaires, surveillance des frontières. Des investissements majeurs sont prévus pour adapter 500 « hotspots » à la circulation rapide de troupes et d’équipements en cas de crise.

 

Une dynamique appelée à se poursuivre

D’ici à 2027, les investissements en défense en Europe pourraient dépasser les 800 milliards d’euros. Au-delà des considérations sécuritaires, cette trajectoire a aussi un impact économique. Elle stimule les filières industrielles locales, soutient la recherche technologique, et offre des débouchés à des secteurs connexes comme l’aéronautique, les télécommunications ou la cybersécurité.

Mais cette remilitarisation progressive de l’Europe pose également des questions de gouvernance, de transparence et de dépendance stratégique. Elle suppose une vigilance continue sur les normes d’exportation, le contrôle des technologies sensibles, et le respect des principes démocratiques qui fondent le projet européen.

En s’appuyant sur une stratégie claire, des moyens financiers inédits et une coopération renforcée, l’Union européenne entend se doter, à l’horizon 2030, d’une industrie de l’armement capable de répondre aux exigences d’un monde devenu plus instable et plus conflictuel.

 

Sources :
1. SPIRI (Stockholm International Peace Research Institute – The SPIRI Top 100 arms-producing military services companies in the world, 2023
2. Commission européenne – Livre Blanc pour une défense européenne – Préparation à l’horizon 2030 ; 19/03/2025
3. Observatoire des armements (CDRPC) – Lettre aux parlementaires ; Remise en cause ; 01/04/2025

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